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Permanence des réflexions |
Novembre 2019 | Extradisciplinaire et réflexivité dans la création
Une contribution de Rémy Louchart
Un jour de février, Manuscrit Zéro de Yôko Ogawa, 2011

En pleine nuit, un fax arrive de la rédaction. Demain bon à tirer des épreuves d’imprimerie. Au sujet des coussinets des loutres. Le réviseur qui en est chargé est excellent et persévérant, et ne connaît pas le compromis. Homme ou femme, jeune ou vieux, maigre ou gros, soprano ou basse, cheveux bouclés ou cheveux raides ? Ne l’ayant jamais rencontré, je n’en sais rien. Simplement, quand je vois le trait aisé tiré à partir des endroits qui présentent un doute, la courbe régulière d’un point d’interrogation ou la belle écriture digne de figurer dans un manuel de calligraphie à la plume, il est clair que c’est quelqu’un pour qui il n’y a pas d’objection à faire. Il suffit de suivre ce réviseur pour que tout aille bien, c’est ce que dégage cette personne.

Tout récemment encore, à propos du passage : « … J’ai enfourché le tricycle et elle a tiré sur la corde accrochée à l’axe de la roue… » Il m’a poussée dans les retranchements. Si l’on attache une corde à l’axe d’une roue, en même temps qu’elle avance, la corde s’enroule et on ne peut plus tirer, a été sa remarque. Exposant la formule mathématique de la relation entre une roue qui tourne et la force horizontale, lui faisant correspondre mon poids (qu’il a estimé à cinquante kilos) et la force du bras de la petite fille, il a pointé la contradiction.

À côté, il avait même dessiné un tricycle. Grâce à quoi, il a été clairement établi que le réviseur est également doué pour le dessin. Le tricycle était en tous points conforme au modèle simple fait seulement de barres métalliques assemblées sur lequel je montais autrefois dans mon enfance. J’ai presque eu l’impression de ressentir la dureté de la selle et même l’odeur de caoutchouc des poignées.

Finalement, j’ai décidé d’accrocher la corde au guidon.

« OK ?

-OK. »

Jusqu’à présent nous avons je ne sais combien de fois échangé ces signes, le réviseur et moi. Au sujet de la manière de nouer la corde, pour connaître la différence entre tour, contour et pourtour, payer et acquitter, se rendre compte et s’apercevoir, entre scotch et ruban adhésif, nous nous sommes entendus en échangeant toutes sortes de OK.

Cette fois-ci, il s’agissait des pelotes de loutres. Les descriptions étant peu probantes, si on en restait là il existait une possibilité d’aller à l’encontre de la vérité, m’avait-il dit.

« Tout d’abord, je crois qu’il est préférable de définir correctement la structure du coussinet. »

Après avoir écrit cela de son élégante écriture habituelle, il poursuivait avec ses belles illustrations l’explication des différentes pelotes (métacarpiennes, digitales, plantaires, palmaires, carpiennes). Le trait était d’une telle netteté que l’on avait du mal à croire qu’il s’agissait d’un fax. Il faisait ressortir l’aspect rebondi et luisant des pelotes.

« Ensuite, le problème c’est la loutre qui apparaît ici, on ne sait pas à quel genre elle appartient. Parce que selon le genre auquel la loutre appartient, bien sûr, le dessin des pelotes diffère. »

Le fax ne donnait pas signe de vouloir s’arrêter. Les images de pelotes arrivaient l’une après l’autre. Loutre à petites griffes, loutre d’Eurasie, loutre du Canada, loutre des mers du Sud, loutre du Cap sans griffes, loutre velours indienne, loutre géante sud-américaine… Comme documentation : loris lent, lynx du Bengale, civette palmée maquée, ours malais, lièvre sauteur, oryctérope, okapi…

Le bruit sec du syllabaire katakana pour les mots étrangers flottait dans la pièce tranquille. Les feuilles qui sortaient du fax tombaient l’une après l’autre sur le sol. Les coussinets d’habitude invisibles puisqu’ils adhéraient au sol avaient l’air ébahi de celui qui se demande pourquoi il se retrouve ainsi exposé, mais ils s’alignaient sagement sans rechigner.

J’ai pris une feuille pour frotter ma joue contre une pelote. Le contenu qui donnait l’impression de me boucher les yeux m’a transmis une profonde sensation de douceur venue de nulle part.

Je pense au réviseur. Nous ne nous rencontrerons sans doute jamais de notre vie, mais cela ne fait aucun doute, je sens que nous sommes liés. Je sais que dans ce vaste monde, maintenant, nous sommes seuls tous les deux à nous torturer les méninges au sujet des coussinets de loutres.

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